Thomas More
( 1478 - 1535 ), philosophe anglais et grand
chancelier d'Angleterre, décapité sur l'ordre
d'Henri VIII, publie son Utopia en 1516.
Utopia, c'est, en grec, le
"lieu de nulle part" : une île
où règnent la justice et la parfaite
égalité ; où le luxe et l'argent sont
absents, comme la foi chrétienne. Les extraits
choisis évoquent l'architecture et l'urbanisme des
villes d'Utopia, toutes semblables...
Une cité
idéale
"La ville se déroule
en pente douce sur le versant d'une
colline. Sa forme est presque un
carré. Sa largeur commence un peu
au-dessous du sommet de la colline, se
prolonge deux mille pas environ sur les
bords du fleuve Anydre et augmente
à mesure que l'on côtoie ce
fleuve. (...)
Une ceinture de murailles
hautes et larges enferme la ville, et,
à des distances très
rapprochées,
s'élèvent des tours et des
forts. Les remparts, sur trois
côtés, sont entourés
de fossés toujours à sec,
mais larges et profonds,
embarrassés de haies et de
buissons. Le quatrième
côté a pour fossé le
fleuve lui-même.
Les rues et les places sont
convenablement disposées, soit pour
le transport, soit pour abriter contre le
vent. Les édifices sont bâtis
confortablement ; ils brillent
d'élégance et de
propreté, et forment deux rangs
continus, suivant toute la longueur des
rues, dont la largeur est de vingt
pieds.
Derrière et entre les
maisons se trouvent de vastes jardins.
Chaque maison a une porte sur la rue et
une porte sur le jardin. Ces deux portes
s'ouvrent aisément d'un
léger coup de main, et laissent
entrer le premier venu.
Les Utopiens appliquent en
ceci le principe de la possession commune.
Pour anéantir jusqu'à
l'idée de la
propriété individuelle et
absolue, ils changent de maison tous les
dix ans, et tirent au sort celle qui doit
leur tomber en partage.
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"Les habitants des villes soignent leurs
jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne,
les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes.
Ils mettent à cette culture tant de science
et de goût, que je n'ai jamais vu ailleurs
plus de fertilité et d'abondance
réunies à un coup d'oeil plus
gracieux. Le plaisir n'est pas le seul mobile qui
les excite au jardinage ; il y a émulation
entre les différents quartiers de la ville,
qui luttent à l'envi à qui aura le
jardin le mieux cultivé. Vraiment, l'on ne
peut rien concevoir de plus agréable ni de
plus utile aux citoyens que cette occupation. Le
fondateur de l'empire l'avait bien compris, car il
appliqua tous ses efforts à tourner les
esprits vers cette direction.
Les Utopiens attribuent à
Utopus le plan général de leurs
cités. Ce grand législateur n'eut pas
le temps d'achever les constructions et les
embellissements qu'il avait projetés ; il
fallait pour cela plusieurs
générations. Aussi légua-t-il
à la postérité le soin de
continuer et de perfectionner son oeuvre.
On lit dans les annales utopiennes,
conservées religieusement depuis la
conquête de l'île, et qui embrassent
l'histoire de dix-sept cent soixante années,
on y lit qu'au commencement, les maisons, fort
basses, n'étaient que des cabanes, des
chaumières en bois, avec des murailles de
boue et des toits de paille terminés en
pointe. Les maisons aujourd'hui sont
d'élégants édifices à
trois étages, avec des murs
extérieurs en pierre ou en brique, et des
murs intérieurs en plâtras. Les toits
sont plats, recouverts d'une matière
broyée et incombustible, qui ne coûte
rien et préserve mieux que le plomb des
injures du temps. Des fenêtres vitrées
(on fait dans l'île un grand usage du verre)
abritent contre le vent. Quelquefois on remplace le
verre par un tissu d'une ténuité
extrême, enduit d'ambre ou d'huile
transparente, ce qui offre aussi l'avantage de
laisser passer la lumière et d'arrêter
le vent.
Ce qui contribue encore à
abréger le travail, c'est que, tout
étant bien établi et entretenu, il y
a beaucoup moins à faire en Utopie que chez
nous.
Ailleurs, la construction et la
réparation des bâtiments exigent des
travaux continuels. La raison en est que le
père, après avoir bâti à
grands frais, laissera son bien à un fils
négligent et dissipateur, sous lequel tout
se détériore peu à peu ; en
sorte que l'héritier de ce dernier ne peut
entreprendre de réparations, sans faire des
dépenses énormes. Souvent même
il arrive qu'un raffiné de luxe
dédaigne les constructions paternelles, et
s'en va bâtir à plus grands frais
encore sur un autre terrain, tandis que la maison
de son père tombe en ruines.
En Utopie, tout est si bien
prévu et organisé qu'il est
très rare qu'on soit obligé d'y
bâtir sur de nouveaux terrains. L'on
répare à l'instant les
dégradations présentes, l'on
prévient même les dégradations
imminentes. Ainsi, les bâtiments se
conservent à peu de frais et de travail. La
plupart du temps, les ouvriers restent chez eux
pour dégrossir les matériaux, tailler
le bois et la pierre. Quand il y a une construction
à faire, les matériaux sont tout
prêts et l'ouvrage est rapidement
terminé.
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Thomas MORE
L'UTOPIE (1516)
Traduction
française de l'oeuvre anglaise par Victor Stouvenel en 1842
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