"Enfin, ça y est : nous sommes
libérés. Etes-vous encore en vie ? Nous
espérons que oui et que vous allez tous bien
malgré les épreuves. Nous profitons de ce
premier départ d'un courrier spécial pour
faire parvenir quelques nouvelles. Nous allons bien tous les
trois. Comme les communications par la poste et le chemin de
fer sont coupées, nous sommes sans nouvelles de G.
(
la correspondante ci-dessus...) qui travaillait comme
comptable à Molsheim, mais nous la supposons dans une famille
amie de Dorlisheim car, quand elle nous a quittés il y
a trois semaines, elle nous a dit que c'est là
qu'elle irait. Nous avons eu la chance d'être
épargnés car il ne manque pas une tuile ni une
vitre et cependant les bombes de la grosse artillerie
allemande passaient en sifflant au-dessus de nous. Mais
à Rothau, il y a beaucoup de dégâts,
des toitures enlevées, des maisons en partie
détruites... L'Hôtel de
l'Espérance est presque complètement
anéanti, la boucherie Ackermann a son toit effondré et sa maison
arrière brûlée. Tous les vitraux de
l'église sont cassés, une maison de la rue
principale s'est écroulée, une autre
présente un trou énorme causé par un
obus et sur toute la rue les vitres ont volé en
éclats. 3 morts. A Labroque, le clocher, le portail et les vitraux sont
dévastés. L'imprimerie Girault, à
Schirmeck, a été rasée ( 5 morts ). Par
bonheur le départ des Allemands s'est passé
trop vite pour leur laisser le temps de nous évacuer
et de piller les maisons comme ils l'ont fait de l'autre
côté de Saales.... Les Américains sont arrivés d'abord par la
forêt.
Ils ont
été très chics envers nous.
Voilà en quelques lignes les faits
qui ont eu lieu dans notre voisinage immédiat, mais
plus en avant dans la plaine, à Urmatt et au-delà, les pertes
sont énormes. Vers Strasbourg, ça a été dur et,
d'après ce qu'on dit, les Allemands tirent sur la
ville, enfin nous ne le savons pas car on dit tant de
choses... G., de Pfaffenhoffen, a été emmené en
Allemagne avec sa femme, sa fille et le plus jeune, à
cause du départ des garçons, et on a mis des
Bombardés allemands dans leur maison. (...)
Quelle
situation !"
Extrait
d'une autre lettre, expédiée à
Clermont-Ferrant par le père de G. , quelque temps
plus tard...
"D'après ce que nous savons,
"Schillig" n'a pas été bombardé
ou bien peu, mais il y avait aussi les nombreuses alertes
qui obligeaient les gens à passer des heures et des
heures dans les caves (...) Que vont devenir tous ces jeunes
garçons de 16 ans et aussi de toutes jeunes filles
que les Allemands ont encore fait partir pour creuser des
tranchées deux jours avant leur
débâcle ?
Maintenant
l'Alsace est libérée et depuis deux jours nous ne
percevons plus le canon. Mais pendant assez longtemps il a
fait rage dans la région d'Ingwiller, de Mertzwiller et entre Neubourg et Schweighouse, il y avait de rudes combats
sur les bords de la Moder et dans la Forêt que vous connaissez.
Haguenau, la jolie ville, a beaucoup souffert.
Gambsheim, le village de Henninger et de Hawecker, est rasé, et presque tous les
villages le long du Rhin sont par terre. C'est un
réfugié de Drusenheim qui nous a dit cela. Saint-Dié, sauf quelques maisons, est
par terre, Gérardmer complètement, enfin
c'est épouvantable quand on pense qu'en plein hiver
les habitants errent par un froid très vif dans les
campagnes pour trouver un abri. Dans certains villages des
Vosges, les Allemands chassaient les habitants vers les
lignes
américaines puis pillaient les maisons, les vidaient et
y mettaient le feu. Dans d'autres endroits, ils arrachaient
aux gens qui fuyaient les valises et paquets qu'ils
portaient. Maintenant on comprend pourquoi pendant des
semaines nous avons vu passer sur notre route des centaines
et encore des centaines de camions chargés de
valises, de malles, de sacs, fourneaux de cuisine, tables,
fauteuils, armoires, paniers de vaisselle, grandes cages
avec de la volaille, des cochons vivants et tués, de
nombreux moutons, de la literie, des vêtements,
chaussures, et même des chapeaux de femmes, tout
ça jeté pêle-mêle dans les
voitures, en un désordre effarant, des milliers de
chevaux et de vaches dont beaucoup ont crevé en route
(...) sans compter tout ce qui a passé par ici la
nuit et que nous n'avons pas vu... A partir du 1er novembre,
les Allemands charriaient leurs munitions de guerre et
leurs provisions au moyen de voitures de paysans vers le
front de
Saint-Dié. L'essence leur manquait sans doute et cela
nous a donné un nouveau courage... De plus, le canon
qui approchait nous en disait assez. Quant aux vivres, nous
nous sommes tirés d'affaire, tant bien que mal.
Souvent, quand on arrivait en bas chez le laitier, il n'y en
avait plus. Trois fois par semaine, je montais à
Solbach chercher du lait maigre. En hiver, ils n'en
donnent pas parce que les vaches sont sevrées.
Maintenant, je monte de temps en temps à
Blancherupt malgré la neige et la tempête
( 2 heures de marche ) pour obtenir un quart de beurre,
autant de lard et une bouteille de lait avant de rentrer
harassé. Ah ! qu'on a été heureux
autrefois et aujourd'hui on ne trouve plus rien à
acheter ! Les magasins sont vides depuis longtemps et tout
le temps les Allemands nous demandaient des chiffons, de vieilles
chaussures et même des os ( diese verdammte Lumpen
händler
)... Un jour les gens furent sommés de leur livrer
les bouteilles. L'année dernière, on a bien
voulu nous inscrire pour obtenir deux stères de bois,
mais nous n'avons pas reçu ce bois vu que les
bûcherons devaient travailler seulement pour la
guerre.
Sur une
grande affiche, on pouvait lire : "Totaler Kriegseinsatz ist das Gebot der
Stunde" ... Cela
nous en disait assez..." ... F. C.
Souvenirs confiés par F.C. à l'un de
ses petits-enfants, le 22 novembre 2004, alors que
ce dernier ne s'y attendait vraiment pas, puisque
son grand-père s'est éteint le 13
décembre 1948 dans sa maison,
là-haut, sur la colline... d'où, un
certain jour de novembre 1944, il avait vu des
soldats américains surgir de la Forêt
comme d'un songe et venir à sa
rencontre...
Correspondance découverte le
22
novembre 2004, dans un vieux carton, avec bien
d'autres lettres, d'où émergent,
à travers leurs souvenirs, les visages de
proches pour la plupart disparus... mais jamais
oubliés et encore plus proches aujourd'hui
grâce à la magie de l'écriture... photos ou dessins
à l'appui !
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Photo C.C. 1937
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Au
centre, la maison de F.C., chemin de Solbach, à
Rothau ( Bas-Rhin )... A droite, la Maison Forestière
de la commune.
Dessin de F.C. , 1941. Voir.. "Un
passe-temps de Ferdinand"...
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