Seconde Canada 2001 / 2002.....Enquête littéraire

CHATEAUBRIAND et le PARADOXE de L'ECRIVAIN-VOYAGEUR

Pourquoi François-René de Chateaubriand a-t-il écrit des pages plus "authentiques" et plus convaincantes sur son périple en Amérique dans une oeuvre de fiction, le roman ATALA, que dans son journal de bord Voyage en Amérique, censé refléter cette même expédition avec l'objectivité d'un document "journalistique" ? En effet, certaines pages de ce témoignage d'un voyageur semblent relever de l'imagination poétique plutôt que de l'expérience vécue... Par contre, bien des pages du récit fictif intitulé ATALA dénotent chez leur auteur des qualités indéniables de "reporter" : il ne peut avoir inventé ce qu'il nous y décrit avec un réalisme minutieux... Paradoxe !

Tel est l'objet d'une polémique virulente qui a agité le milieu des critiques littéraires, au début du XXè siècle et dont nous nous faisons ici l'écho... dans le cadre de la Séquence 2 consacrée au travail de l'écrivain... :

François-René de Chateaubriand a-t-il vraiment découvert par lui-même les lieux et les gens qu'il nous décrit ? N'a-t-il pas inventé une partie de son itinéraire ? Aurait-il puisé dans ses lectures personnelles certaines de ses anecdotes et descriptions - par exemple dans des relations de voyages effectués par d'autres en Amérique ?


Polémique autour des écrits "américains" de Chateaubriand

Insincérité de l'écrivain, irréalité du voyage ?

De ce voyage, certains ont nié tour à tour toutes les phases et toutes les péripéties.

La première thèse soutenue - celle du voyage entièrement fictif - nie l' existence du voyage en Amérique à cause de l' "invraisemblance" des récits de Chateaubriand... Or la partie nautique de l'expédition n' est plus contestable, puisque l'on a retrouvé le récit de prêtres qui avaient voyagé avec Chateaubriand de Saint-Malo à Baltimore.
On ne possède pas de témoignages comparables pour la partie terrestre de l' expédition de Chateaubriand. Mais des témoins oculaires ont vu ce dernier à
New York et Philadelphie. Son entrevue avec Washington est plus que vraisemblable depuis que l'on a retrouvé dans les archives du Congrès américain une lettre d'introduction annotée par le Président lui-même...

Il n'y a guère de détail du trajet de New York aux chutes du Niagara dont l'authenticité n' ait été suspectée. Mais aujourd'hui, on a acquis la certitude du passage de Chateaubriand sur le site des célèbres chutes... Mais est-il allé au delà, comme il le prétend dans son journal, puis dans d' autres oeuvres ultérieures ...( surtout Atala et les Mémoires d' Outre Tombe...) ?

A-t-il vraiment longé l' OHIO et le MISSISSIPPI ?

A-t-il poussé son expédition jusque dans les terres des FLORIDES ?...

L' indécision règne encore à ce sujet...

La précision n' existe que dans l'interprétation abusive de Joseph Bédier.

Le texte des Mémoires sur lequel s'appuie ce savant est certainement incomplet, tronqué, interpolé. On s' explique mal qu'un technicien célèbre de l'exégèse des manuscrits ait préféré trouver le récit de Chateaubriand absurde et mensonger, plutôt que d' émettre l'hypothèse qu' il épiloguait sur des textes erronés...

En fait d' itinéraire, le guide le plus sûr, c' est peut-être Chateaubriand lui-même.

Il a deux façons de s'exprimer : l'une à la première personne, l'autre à la troisième. On peut tenir pour assuré que, lorsqu'il parle à la première personne, il veut dire explicitement qu'il a vu ou exécuté la chose par lui-même, et que, lorsque sa phrase est à la forme impersonnelle, c'est un rapport fait d'après autrui. Si l'on reprend avec ce fil la suite de sa narration, la plupart des prétendues invraisemblances de l'itinéraire disparaissent...

Ce qui est invraisemblable, ce n'est pas l'itinéraire que relate Chateaubriand, c'est celui qu'on lui prête...

Comment, dans la thèse de l'itinéraire impossible, rendre compte des descriptions de pays qu'il n'aurait pas eu le temps de visiter ? Par compilation des auteurs. C'est la critique philologique .

Le critique Joseph Bédier a mis dans cette recherche des sources une ténacité particulière. Il cite en première ligne le père Jésuite F. X. de Charlevoix , puis William Bartram , voyageur et naturaliste américain, enfin Jonathan Carter.

La démonstration se fait sur deux colonnes, l'une reproduisant les extraits de Chateaubriand et l'autre les passages des auteurs dont il s'est inspiré. A première vue, la conclusion paraît accablante pour Chateaubriand. Sauf pour les quatre vingts premières pages du Voyage ( éd. Pourrit ), M. Bédier prétend avoir retrouvé toutes les sources de Chateaubriand... Après quoi, ce dernier ne ferait plus du tout figure de voyageur à la rude, mais de simple compilateur en chambre.

On peut distinguer, dans le Voyage en Amérique , comme du reste dans Atala et les Natchez , ainsi que dans les passages américains de l'Essai , du Génie et des Mémoires, deux grandes catégories de faits relatés. Les uns se rapportent aux souvenirs directs du voyageur, les autres représentent des renseignements sur l'histoire naturelle et humaine du pays. Chateaubriand n' a jamais laissé entendre qu'en cinq mois il aurait pu étudier de première main les moeurs et les coutumes des Indiens, la flore et la faune de l'Amérique !

Cependant M. Bédier et ses disciples mélangent tout cela et tirent profit pour leur thèse de l'ambiguïté ainsi créée. Si bien qu'ils se donnent beaucoup de mal pour démontrer ce qui sautait aux yeux du plus simple des lecteurs, qui n'a jamais pensé rechercher son Chateaubriand à travers l'histoire naturelle des castors, des orignaux , des bisons, des rats musqués et des carcajoux ; encore moins dans la description de l'agave vivipare , de la senika ou du souche d'Amérique ; ni même dans l'énumération des moeurs, langues et gouvernements des Premières Nations !

Quiconque a parcouru, même rapidement, les articles de M. Bédier peut se convaincre que les rapprochements introduits par ce dernier portent presque exclusivement sur des précisions techniques de géographie, de zoologie et de botanique. Il eût été au moins équitable de faire la distinction entre les deux ordres de littérature: l'érudite et la personnelle . Car la réalité de tels emprunts n'exclut pas la possibilité du voyage dans les régions décrites, si, d'autre part, on trouve dans le récit la marque d'impressions vécues. Or, malgré tout l'effort de cette critique tendancieuse, l' authenticité des impressions originales de Chateaubriand subsiste.
Elles se trouvent constituées par des notations qui sont presque exclusivement des
"tableaux de la nature". Ne vouloir y trouver que de la rhétorique, c'est ne posséder aucun sentiment du beau dans la nature. Car Chateaubriand évoque ses souvenirs avec une couleur et une sensibilité que l'on ne trouve ni dans la littérature ni dans la peinture qui le précèdent. Ces tonalités, il n' a donc pu les prendre ailleurs que sur place. Il est parvenu à fixer avec précision les aspects d' une nature qui n'est pas européenne et qui n'est plus celle des régions du nord de l'Amérique. Il a donc parcouru des pays d' un climat et d' une végétation subtropicales .
A la
critique quantitative de pourcentage d'emprunts, employée par l'école de Joseph Bédier, on peut donc opposer une critique qualitative qui tient compte de la valeur intrinsèque des textes. Le grand événement du voyage de Chateaubriand, c'est de lui avoir procuré des spectacles naturels inconnus de lui, qui l'ont étonné, ravi, transporté d`une émotion qu'il a pu exprimer avec une éloquence nouvelle. Cet élément d'inspiration originale ne représenterait-il que 10 % du tout , c'est encore celui-là que nous proclamerions l'essentiel, parce que, inimité par Chateaubriand, il reste inimitable. Ces visions personnelles de la nature américaine constituent le sujet même du Voyage. Nous défions quiconque de trouver des sources ( autres que l' inspiration originale, directe, sur le terrain ) à des pages telles que : le séjour chez les Onondagas, La Nuit chez les Indiens de l'Amérique, le Journal sans date, l'orage sur le fleuve, le coucher de soleil dans un site de la Floride, le bain et le sommeil avec les Floridiennes, le réveil de René sous le catalpa , la partie de pêche des Natchez, la lumière tropicale d' Avala... etc...

Il faut presque s'excuser d'en être réduit à utiliser une critique esthétique dans une discussion qui était demeurée jusqu'ici sur le terrain de la géographie et de la philologie. Mais la valeur esthétique a pourtant son rôle scientifique à jouer dans les recherches de paternité des oeuvres d'art. . A nous de choisir comme experts des esprits qui possèdent les deux cordes, l'artiste et la scientifique.

Que conclure ? Le peu de précision que nous fournit Chateaubriand sur la plus longue partie de son séjour aux Etats-Unis n'autorise pas la négation de ses incursions sur l'Ohio et dans les Florides.
Pourtant on ne peut dissimuler que bien des obscurités persistent dans l'histoire de ce voyage. Mais, pour les élucider, la
"menterie" est une hypothèse trop simpliste, insuffisante et injustifiée. C'est ce que nous pouvons montrer pour finir.

De ce que Chateaubriand ne conte pas d'incidents, il ne s'ensuit pas qu'il ne lui soit rien arrivé. Qui nous dit que certaines de ses aventures n'ont point passé dans ses romans ? Il l'a souvent laissé entendre. C'est peut-être ce qui s'est produit pour certains faits historiques. En novembre 1791, les Indiens des rives de l'Ohio écrasent deux mille hommes des troupes américaines du général Saint-Clair. La région était très dangereuse, sauf toutefois pour les Français. Chateaubriand ne parle pas de cet événement qu'il a dû cependant connaître, sinon sur le moment même, au moins dans les écrits consultés au moment de la rédaction du Voyage, "pour amener son récit jusqu'à l'époque actuelle". Si bien que l'on ne peut rien déduire de ce combat quant à l'étendue du voyage vers le Sud. Car, même s'il avait imaginé son voyage, Chateaubriand n'avait pas de raison de taire cet événement considérable et bien connu.

Eh bien, qui nous empêche de penser que, comme le René des Natchez, il s'était lié avec des Indiens en rébellion contre les blancs ? N'est-ce pas la raison de son mutisme sur le massacre de l'armée de Saint-Clair ? Quand Chateaubriand a quelque chose à nous cacher, il devient vague et lacunaire. Son mode de dissimulation n'est pas le renchérissement mais la réticence.

Aussi croyons-nous que l'imprécision de cette partie du voyage est en partie voulue. Non pas qu'il n'ait point vu l'Ohio, le Mississippi et les Florides, mais parce qu'il désirait nous voiler quelques épisodes de son existence. C'était son droit de transposer ses expériences dans ses romans et de les omettre dans ses Mémoires. Joseph Bédier émet , quant à lui, une hypothèse qui nous semble inadmissible psychologiquement, car elle expliquerait tout par une opération semi-consciente, par autosuggestion : Chateaubriand aurait fini par croire qu'il avait voyagé dans des régions qu' en fait il avait seulement parcourues en imagination. C'est la thèse psychologique du voyage imaginaire : "La poétique légende du Voyage en Amérique offre en effet un exemple achevé d'autosuggestion. C'est un beau cas." (Bédier). Mais il n'est pas permis de formuler une hypothèse psychologique en l'air, sans apporter d'autres preuves, en rapport avec l'ensemble du caractère de l'individu. Or, rien de ce que l'on connaît de l'activité intellectuelle de Chateaubriand n'est de cet ordre. N'oublions pas que ce que l'on peut reprocher à Chateaubriand, ici, c'est le manque de détails, non l'abondance. Or, les Tartarins, les vantards et les menteurs pèchent par excès, non par défaut. Relisons Chateaubriand :

" Ici, le manuscrit original de mes voyages n' offre plus qu' une masse informe de feuilles volantes, mêlées, déchirées, rongées par l'humidité, sans ordre, sans suite, souvent illisibles. On y trouve des descriptions de la nature, des fragments d'un journal sans date, ou n'en ayant d'autres que celles des heures, des notes sur la botanique, évidemment destinées à M. de Malesherbes. Le poète avait vaincu le voyageur ; j'errais pour errer sans autre but que de rêver. "

Aussi l' hypothèse la plus raisonnable se résout-elle à accepter ce que Chateaubriand nous dit, tout bonnement, sans se perdre en conjectures non vérifiables.


Extrait de CHATEAUBRIAND, par H. LE SAVOUREUX, éd. Rider, 1930

Vers le projet de François-René
Voir aussi extraits du Voyage en Amérique ( éd. de la Pléiade )

Chateaubriand en Amérique


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