CHATEAUBRIAND et le
PARADOXE de L'ECRIVAIN-VOYAGEUR
Pourquoi François-René de
Chateaubriand a-t-il
écrit des pages plus "authentiques" et plus convaincantes sur son périple en
Amérique dans une oeuvre de fiction, le roman ATALA, que
dans son journal de bord
Voyage en
Amérique,
censé refléter cette même expédition avec
l'objectivité d'un document "journalistique" ? En effet, certaines pages de ce témoignage d'un
voyageur semblent relever
de l'imagination poétique plutôt que de
l'expérience vécue... Par contre, bien des pages du
récit
fictif intitulé
ATALA dénotent chez leur auteur des
qualités indéniables de "reporter"
: il ne peut avoir inventé ce qu'il nous y décrit avec
un réalisme minutieux... Paradoxe !
Tel est l'objet d'une
polémique virulente qui a agité le milieu des critiques
littéraires, au début du XXè siècle et
dont nous nous faisons ici l'écho... dans le cadre de la
Séquence
2 consacrée au travail de
l'écrivain...
:
François-René de Chateaubriand a-t-il
vraiment découvert par lui-même les lieux et les gens
qu'il nous décrit ? N'a-t-il pas inventé une partie de
son itinéraire ? Aurait-il puisé dans ses lectures
personnelles certaines de ses anecdotes et descriptions - par exemple
dans des relations de voyages effectués par d'autres en
Amérique ?
Polémiqueautour
des écrits "américains" de Chateaubriand
Insincérité de l'écrivain,
irréalité du voyage ?
De ce voyage, certains ont nié tour
à tour toutes les phases et toutes les
péripéties.
La première thèse soutenue -
celle du voyage
entièrement fictif - nie l' existence
du voyage en Amérique à cause de l' "invraisemblance" des
récits de Chateaubriand... Or la partie nautique de
l'expédition n' est plus contestable, puisque l'on a
retrouvé le récit de prêtres qui avaient
voyagé avec Chateaubriand de Saint-Malo à
Baltimore.
On ne possède pas de témoignages comparables pour la
partie terrestre de l' expédition de Chateaubriand. Mais des
témoins oculaires ont vu ce dernier à New York et
Philadelphie. Son entrevue avec Washington est plus que
vraisemblable depuis que l'on a retrouvé dans les archives du
Congrès américain une lettre d'introduction
annotée par le Président lui-même...
Il n'y a guère de détail du
trajet de New York aux chutes du Niagara dont
l'authenticité n' ait été suspectée. Mais
aujourd'hui, on a acquis la certitude du passage de Chateaubriand sur
le site des célèbres chutes... Mais est-il allé
au delà, comme il le prétend dans son journal, puis
dans d' autres oeuvres ultérieures ...(
surtout Atala et
les Mémoires d' Outre Tombe...) ?
A-t-il vraiment longé l'
OHIO et le
MISSISSIPPI?
A-t-il poussé son expédition
jusque dans les terres des FLORIDES?...
L' indécision règne encore
à ce sujet...
La précision n' existe que dans
l'interprétation abusive de Joseph
Bédier.
Le texte des Mémoires sur lequel
s'appuie ce savant est certainement incomplet, tronqué,
interpolé. On s' explique mal qu'un technicien
célèbre de l'exégèse des
manuscrits ait préféré trouver le récit
de Chateaubriand absurde et mensonger, plutôt que d'
émettre l'hypothèse qu' il épiloguait sur des
textes erronés...
En fait d' itinéraire, le guide le
plus sûr, c' est peut-être Chateaubriand
lui-même.
Il a deux façons de s'exprimer :
l'une à la première
personne, l'autre à la
troisième. On peut tenir pour assuré que, lorsqu'il parle
à la première
personne, il veut dire explicitement qu'il
a vu ou exécuté la chose par lui-même, et que,
lorsque sa phrase est à la forme
impersonnelle, c'est un rapport fait
d'après autrui. Si l'on reprend avec ce fil la suite de sa
narration, la plupart des prétendues invraisemblances de
l'itinéraire disparaissent...
Ce qui est invraisemblable, ce n'est
pas l'itinéraire que relate Chateaubriand, c'est celui qu'on
lui prête...
Comment, dans la thèse de
l'itinéraire impossible, rendre
compte des descriptions de pays qu'il n'aurait pas eu le temps de
visiter ? Par compilation des
auteurs. C'est la critique philologique .
Le critique Joseph Bédier a mis
dans cette recherche des sources une ténacité
particulière. Il cite en première ligne
lepère Jésuite F. X. de
Charlevoix,
puis William
Bartram,
voyageur et naturaliste américain, enfin Jonathan Carter.
La démonstration se fait sur deux
colonnes, l'une reproduisant les extraits de Chateaubriand et l'autre
les passages des auteurs dont il s'est inspiré. A
première vue, la conclusion paraît accablante pour
Chateaubriand. Sauf pour les quatre vingts premières pages du
Voyage( éd. Pourrit ), M. Bédier prétend
avoir retrouvé toutes les sources de Chateaubriand...
Après quoi, ce dernier ne ferait plus du tout figure de
voyageur à la rude, mais de simple compilateur en
chambre.
On peut distinguer, dans leVoyage en Amérique, comme du reste dans
Atalaet les Natchez, ainsi que dans les passages
américains del'Essai, du Génie et des
Mémoires,
deux grandes catégories de faits
relatés. Les uns se rapportent
aux souvenirs directs du
voyageur, les autres représentent des
renseignements sur l'histoire
naturelle et humaine du pays. Chateaubriand n'
a jamais laissé entendre qu'en cinq mois il aurait pu
étudier de première main les moeurs et les coutumes des
Indiens, la flore et la faune de l'Amérique !
Cependant M. Bédier et ses
disciples mélangent tout cela et tirent profit pour leur
thèse de l'ambiguïté ainsi créée. Si
bien qu'ils se donnent beaucoup de mal pour démontrer ce qui
sautait aux yeux du plus simple des lecteurs, qui n'a jamais
pensé rechercher son Chateaubriand à travers l'histoire
naturelle des castors, des orignaux, des bisons, des rats musqués
et des carcajoux; encore moins dans la description de l'agave vivipare, de la senika ou du souche d'Amérique; ni même dans
l'énumération des moeurs, langues et gouvernements des
Premières Nations !
Quiconque a parcouru, même
rapidement, les articles de M. Bédier peut se convaincre que
les rapprochements introduits par ce dernier portent presque
exclusivement sur des précisions techniques de géographie,
de zoologie et de botanique. Il eût été au moins
équitable de faire la distinction entre les deux ordres de
littérature: l'érudite
et la personnelle. Car la réalité de tels emprunts n'exclut
pas la possibilité du voyage dans les régions
décrites, si, d'autre part, on trouve dans le récit la
marque d'impressions vécues. Or, malgré tout l'effort
de cette critique
tendancieuse, l' authenticité des
impressions originales de Chateaubriand subsiste.
Elles se trouvent constituées par des notations qui sont
presque exclusivement des "tableaux de la nature". Ne
vouloir y trouver que de la rhétorique, c'est ne
posséder aucun sentiment du beau dans la nature. Car
Chateaubriand évoque ses souvenirs avec une couleur et une
sensibilité que l'on ne trouve ni dans la littérature
ni dans la peinture qui le précèdent. Ces
tonalités, il n' a donc pu les prendre ailleurs que sur place.
Il est parvenu à fixer avec précision les aspects d'
une nature qui n'est pas européenne et qui n'est plus celle
des régions du nord de l'Amérique. Il a donc parcouru des pays d' un climat et d' une
végétation subtropicales .
A la critique quantitative de pourcentage d'emprunts, employée par
l'école de Joseph Bédier, on peut donc opposer une
critique qualitative qui tient compte de la valeur intrinsèque des textes.
Le grand événement du voyage
de Chateaubriand, c'est de lui avoir procuré des spectacles
naturels inconnus de lui, qui l'ont étonné, ravi,
transporté d`une émotion qu'il a pu exprimer avec une
éloquence nouvelle. Cet
élément d'inspiration originale ne
représenterait-il que 10 % du tout , c'est encore
celui-là que nous proclamerions l'essentiel, parce que,
inimité par Chateaubriand, il reste inimitable. Ces visions
personnelles de la nature américaine constituent le sujet
même du Voyage. Nous
défions quiconque de trouver des sources ( autres que l'
inspiration originale, directe, sur le terrain ) à des pages
telles que : le séjour chez les
Onondagas, La
Nuit chez les Indiens de l'Amérique, le Journal sans
date, l'orage sur le fleuve, le
coucher de soleil dans un site de la Floride, le bain et le sommeil
avec les Floridiennes, le réveil de René sous le
catalpa , la partie de pêche des Natchez, la lumière
tropicale d' Avala... etc...
Il faut presque s'excuser d'en être
réduit à utiliser une critique esthétique
dans une discussion qui était demeurée jusqu'ici sur le
terrain de la géographie et de la philologie. Mais la valeur
esthétique a pourtant son rôle scientifique à
jouer dans les recherches de
paternité des oeuvres d'art. . A nous
de choisir comme experts des esprits qui possèdent les deux
cordes, l'artiste et la scientifique.
Que conclure ? Le peu de précision que nous fournit Chateaubriand
sur la plus longue partie de son séjour aux Etats-Unis
n'autorise pas la négation de ses incursions sur l'Ohio et
dans les Florides.
Pourtant on ne peut dissimuler que bien des obscurités
persistent dans l'histoire de ce voyage. Mais, pour les
élucider, la "menterie" est une
hypothèse trop simpliste, insuffisante et injustifiée.
C'est ce que nous pouvons montrer pour finir.
De ce que Chateaubriand ne conte pas
d'incidents, il ne s'ensuit pas qu'il ne lui soit rien arrivé.
Qui nous dit que certaines de ses aventures
n'ont point passé dans ses romans ?
Il l'a souvent laissé entendre. C'est peut-être ce qui
s'est produit pour certains faits historiques. En novembre 1791, les Indiens des rives de l'Ohio
écrasent deux mille hommes des troupes américaines du
général Saint-Clair. La région était
très dangereuse, sauf toutefois pour les Français.
Chateaubriand ne parle pas de cet événement qu'il a
dû cependant connaître, sinon sur le moment même,
au moins dans les écrits consultés au moment de la
rédaction du Voyage, "pour amener son récit
jusqu'à l'époque actuelle".
Si bien que l'on ne peut rien déduire de ce combat quant
à l'étendue du voyage vers le Sud. Car, même s'il
avait imaginé son voyage, Chateaubriand n'avait pas de raison
de taire cet événement considérable et bien
connu.
Eh bien, qui nous empêche de penser
que, comme le René des
Natchez, il
s'était lié avec des Indiens en rébellion contre
les blancs ? N'est-ce pas la raison de son mutisme sur le massacre de
l'armée de Saint-Clair ? Quand Chateaubriand a quelque chose
à nous cacher, il devient vague et lacunaire. Son mode de
dissimulation n'est pas lerenchérissement mais la réticence.
Aussi croyons-nous que
l'imprécision de cette partie du voyage est en partie voulue.
Non pas qu'il n'ait point vu l'Ohio, le Mississippi et les Florides,
mais parce qu'il désirait nous voiler quelques épisodes
de son existence. C'était son droit
de transposer ses
expériences dans ses romans et de les omettre dans ses
Mémoires. Joseph Bédier
émet , quant à lui, une hypothèse qui nous
semble inadmissible psychologiquement, car elle expliquerait tout par
une opération
semi-consciente, par
autosuggestion : Chateaubriand aurait fini par croire qu'il avait
voyagé dans des régions qu' en fait il avait seulement
parcourues en imagination. C'est la
thèse psychologique du voyage
imaginaire : "La
poétique légende du Voyage en Amérique offre en
effet un exemple achevé d'autosuggestion. C'est un beau
cas." (Bédier). Mais il n'est pas permis de formuler une
hypothèse psychologique en l'air, sans apporter d'autres
preuves, en rapport avec l'ensemble du caractère de
l'individu. Or, rien de ce que l'on connaît de
l'activité intellectuelle de Chateaubriand n'est de cet ordre.
N'oublions pas que ce que l'on peut reprocher à Chateaubriand,
ici, c'est le manque de détails, non l'abondance. Or, les
Tartarins, les vantards et les menteurs pèchent par
excès, non par défaut. Relisons Chateaubriand :
" Ici, le
manuscrit original de mes voyages n' offre plus qu' une masse informe
de feuilles volantes, mêlées, déchirées,
rongées par l'humidité, sans ordre, sans suite, souvent
illisibles. On y trouve des descriptions de la nature, des fragments
d'un journal sans date, ou n'en ayant d'autres que celles des heures,
des notes sur la botanique, évidemment destinées
à M. de Malesherbes. Le poète avait vaincu le voyageur
; j'errais pour errer sans autre but que de
rêver. "
Aussi l' hypothèse la plus
raisonnable se résout-elle à accepter ce que
Chateaubriand nous dit, tout bonnement, sans se perdre en conjectures
non vérifiables.
Extrait de CHATEAUBRIAND, par H. LE SAVOUREUX, éd.
Rider, 1930