Pourquoi en faire
tout un plat ?
par Groucho MARX
L' ennui avec une autobiographie,
c'est que l'on ne peut pas s'écarter de la
vérité. Quand on écrit sur un autre, on
peut se permettre des retouches, voire carrément de
la broderie anglaise. Mais, dès qu'il s'agit de
soi-même, le plus petit mensonge vous fait prendre
conscience que, s'il peut y avoir une certaine forme
d'honneur dans l'arnaque, vous, vous ne serez jamais qu'un
tricheur de bas étage.
Bien que ce soit de
notoriété publique, j'estime que l'heure est
venue de proclamer qu'à ma naissance j'étais
très jeune. Avant d'avoir eu le temps de le
regretter, j'avais déjà quatre ans et demi.
Puisque nous parlons d'âge, n'en parlons plus. Quelle
importance, mon âge ? Bien plus important est de
savoir si ce livre trouvera assez de clientèle pour
justifier les dépenses d'énergie qu'il aura
coûtées à ma vitalité
défaillante.
La question de l'âge n'a guère
d'intérêt. Tout un chacun peut devenir vieux ;
il suffit de vivre assez longtemps pour cela. Cela m'amuse
toujours de voir dans les journaux la photo d'un vieillard
centenaire. La plupart du temps, on lui donnerait facilement
cent ans de mieux. Et comme si ça ne suffisait pas de
montrer la photo d'un débris rachitique, il faut
encore que cet oracle caduque bafouille la recette de sa
longévité : "Si j'ai vécu si vieux, beaucoup plus
vieux que la plupart de mes amis" ,
coasse-t-il, "c'est
que j'ai toujours dormi sans matelas, à même le
sol, que j'ai mangé du foie de dinde cru au petit
déjeuner et bu trente-deux verres d'eau par
jour".
Fichtre ! Trente-deux verres d'eau par jour ! Et on s'
étonne de manquer d'eau en Amérique ! On a
dépensé des mille et des cents dans l'Ouest
aride pour essayer de convertir l'eau de mer en quelque
chose de potable ; et ce vieux birbe, au lieu de se
contenter de huit verres par jour (comme la majorité
des gens), avoue en ingurgiter trente-deux,
c'est-à-dire la ration de quatre individus
normalement constitués.
Je n'arrive pas à comprendre comment mes
éditeurs ont pu m'embobiner et me convaincre de
rédiger ce livre. Entrez dans n'importe quelle
librairie, et jetez un coup d'oeil à ces piles
d'ouvrages qui s'entassent dans l'attente de clients. La
plupart ont été écrits par des
professionnels qui ont du talent et quelque chose à
dire. Et pourtant, au bout d'un an, bon nombre de ces livres
seront soldés à moitié prix. Si, par
miracle, surgit un best-seller, c'est le
fisc qui s'en appropriera le bénéfice. Avec
moi, pas de danger : qui payerait pour connaître les
pensées et les états d'âme de Groucho
Marx ? Mes opinions ne valent pas un clou et je n'ai rien
d'utile à apprendre à mon prochain.
Les grands succès de librairie ? Ce sont : des livres
de cuisine, des ouvrages théologiques, ou encore des
guides du genre La Taxidermie en
dix leçons. On vend
à des millions d'exemplaires des titres
comme La Cuisine qui retient les
petits maris , Comment vivre heureux bien que
miséreux
...etc... Comment leur faire
concurrence? Je n'y connais rien en cuisine. Si j'
écrivais un livre de cuisine, j'en vendrais au mieux
trois exemplaires. C'est pourtant une idée qui me
séduit . J'y livrerais des recettes à la
portée de tous : l'art du pain grillé, le
secret du café soluble, la préparation des
coeurs de laitues, le caramel... Mais à titre
promotionnel, j'offrirais en prime et gratuitement un
oeuf sur le plat sur la couverture du livre. Beaucoup de gens qui
ont horreur de la littérature adorent les oeufs sur
le plat, et je suis sûr qu'ils feraient l'achat de
l'ouvrage si son prix restait raisonnable. Je concède
que l'idée paraît farfelue; mais bien des
idées ont d'abord paru stupides qui, par la suite, se
sont révélées de grandes contributions
au bien-être de l'espèce humaine.
De nos jours, tout doit avoir un support commercial. Il ne
suffit pas d'écrire un livre et d'attendre que le
public se jette dessus, à moins que ce ne soit un
"Classique". Je pourrais écrire un Classique, si je le
voulais, mais je préfère écrire pour le
menu peuple. Dans la rue, je ne cherche pas qu'on me montre
du doigt en disant: "Regardez ! C'est le type qui a écrit
un Classique ! " Non, j' aime
autant que l'on dise avec admiration : "Le piètre écrivain.
Mais quel autre, aujourd'hui, offre à ses lecteurs un
oeuf sur le
plat ? "
On dit que tout homme porte un livre en soi. C'est à
peu près aussi vrai que bien d'autres lieux communs.
Prenez par exemple : "La Fortune sourit à ceux qui se
lèvent tôt." Ça,
c'est du solide, non ? Hé bien, les gens
fortunés que je connais préfèrent se
lever tard et fustigent leurs domestiques si on les
dérange avant trois heures de l'après-midi.
Veuillez me dire qui se lève aux premières
lueurs de l'aube ?
Les policiers, les pompiers, les éboueurs, les
conducteurs d'autobus, les employés de magasins et
d'autres au bas de l'échelle sociale. Vous ne verrez
jamais Marilyn
Monroe se lever à six
heures du matin. La triste vérité, c'est que
je n'ai jamais vu du tout Marilyn Monroe se lever,
hélas. Mais je suis sûr que si vous aviez le
choix, vous préféreriez voir Miss Monroe se
lever à trois heures de l'après-midi,
plutôt que le plus talentueux des éboueurs de
votre ville à six heures du matin.
Par malheur, la tentation de se
raconter est irrésistible.
Surtout quand on y est poussé par un éditeur
rusé qui vous a sournoisement circonvenu avec une
ridicule avance de cinquante dollars et une boîte de
cigares bon marché. Je me suis donc lancé dans
une autobiographie ; mais avant d'en comprendre les raisons, je me
suis rendu compte que je n'y arriverais pas. Il est presque
impossible d'écrire une autobiographie qui soit
l'exact reflet de la vérité. Dans presque tous
les cas, le pavé dont le lecteur fait l'acquisition
n'est qu'un recueil de faits adroitement manipulés et
de boniments équivoques.
Sauf lorsqu'il s'agit d'écrivains professionnels, la
plupart de ces fausses confessions n'ont même pas
été écrites par celui dont le nom
figure sur la couverture. On annonce, en gros
caractères : AUTOBIOGRAPHIE DE CHARLES W.
MOONSTRUCK, et plus bas, en
caractères de la taille d'une tête
d'épingle : rapportée par Joe
Flamingo. Joe Flamingo, c'est le
véritable auteur du livre, le forçat qui a
perdu deux ans de sa vie pour un salaire de misère,
à donner forme et consistance aux quelques
balbutiements de Charles W. Moonstruck. Le livre enfin
paraît, et Moonstruck sillonne la ville, interpellant
ses (rares) amis:
- Vous avez lu mon
livre ? Vous savez, je n'avais jamais écrit
auparavant. Je ne m'imaginais pas que c'était aussi
facile !... Je dois en écrire un second
bientôt.
Il oublie qu'il n'a jamais écrit un traître mot
de cette triste épopée ; sa contribution
à ces trois cents pages immortelles s'est
limitée à fournir sa date et son lieu de
naissance ( encore les a-t-il un peu trafiqués ), et
son nègre sous contrat s'est chargé du reste.
Nous sommes vraiment à l'époque des
nègres . L'essentiel des palabres des politiciens, des
banquiers, des acteurs, des industriels et autres "grands"
de ce monde est rédigé par des besogneux
sous-alimentés qui passent le restant de leur
existence à pondre des flots de niaiseries
publicitaires pour des chemises en laine de girafe
peignée. Qu'on le veuille ou non, telle est
l'époque où nous vivons.
Je sais que j'ai offert ma tête au couperet avec cette
sortie sur les nègres
littéraires. J'ai diablement conscience de
n'être pas Faulkner, Hemingway, Camus, Perelman... ou
même Kathleen Winsor. A vrai dire, Kathleen et moi ne
sommes même pas du même sexe. Mais, chaque mot
de cette prose pesante et indigeste que vous tenez entre vos
mains, je l'ai sué de ma propre plume.
La vérité, c'est
qu'il n'y a souvent pas grande vérité dans les
autobiographies. Quatre-vingt-dix pour cent d'entre elles
sont à quatre vingt-dix pour cent
fictives. Si l'on écrivait
toujours la vérité sur les gens connus du
grand public, il n'y aurait pas assez de geôles pour
les accueillir. Le mensonge est devenu l'une des grandes
industries américaines.
Aussi loin que je puisse me rappeler, la plupart des
événements que je relate ici sont exacts ;
mais pour autant, vous ne me connaissez pas mieux maintenant
que lorsque vous avez commencé de lire ce
récit sans queue ni tête. Sans doute n'y
perdez-vous pas grand chose, et je ne peux que vous en
féliciter Mais ce que je veux dire, c'est que vous
n'avez pas la moindre idée de ce qui se passe en mon
for intérieur Souvenez-vous : " tout homme est un jardin
secret." ( Ce n'est peut-être
pas la citation exacte, mais je n'ai pas le temps de m' y
attarder. J'attends mon kiné à trois heures et
d'ailleurs, je suis à court de papier. )
Je suppose qu'il est possible d' écrire ses
mémoires avec une parfaite sincérité ;
mais si l'on veut jouer la sécurité, il vaut
mieux les publier post-mortem
. Je crois bien, pour ma part,
que je pourrais écrire un livre qui ferait du bruit
si je voulais livrer mes pensées profondes sur la vie
en général et moi en particulier. Mais que
m'apporterait un ouvrage posthume ? Même s'il devenait
un best-seller et que le Reader's
Digest en publie plus tard des
extraits, ça ne me ferait ni chaud ni froid. Tant
qu'on n'aura pas trouvé le moyen de jouir d'un
succès posthume, il faudra vous contenter d'un
ersatz de Groucho.
Vous feriez mieux de lire le dictionnaire ou de biner vos
plates-bandes.
d' après Groucho MARX
MÉMOIRES
CAPITALES
chapitre 1 ( extraits )
Coll. POINTS / Série Point-Virgule (
1959 - 1981 - 1985 )
|