Le gratte-ciel

L'écrivain Paul Morand a écrit que le gratte-ciel est " l'image même de la ville, l'expression suprême de la ruée urbaine ".
C'est à Chicago que fut construit le premier « skyscraper », le « Home Insurance Building », entre 1881 et 1885. Trois inventions avaient autorisé cette audace : l' acier Bessemer permettant de construire de gigantesques charpentes, le béton armé, l' ascenseur.

Nous reviendrons sur ces découvertes techniques quand nous assisterons, p!us loin, à l'édification d'un gratte-ciel. Chicago, San Francisco et New-York sont les trois villes américaines ayant le plus vaste quartier à « buildings ». Cela s'explique à la fois par la cherté du terrain dans ces trois villes, par la nécessité de construire rapidement et économiquement des logements pour une population croissante et pour un centre d'affaires en plein essor, par la mauvaise disposition du terrain dans le coeur de ces cités, par l'orgueil et la publicité de grandes sociétés commerciales qui voient dans la hauteur d'un building une réclame analogue à celle de Citroën illuminant la Tour rejoindre la beauté des flèches de cathédrale et il s'agit vraiment d'un «égratigne-ciel », comme disent les Américains.
Le plus simple, avant d'apprécier comment on vit dans un gratte-ciel, est de suivre l'édification de l'un d'entre eux. Nous allons connaître l'histoire de l'
Empire State Building , grand immeuble à bureaux d'affaires, plus haut que la Tour Eiffel, situé à New-York entre deux gares importantes. La société financière créée à cet effet en 1929 (elle a fait faillite depuis) , devait avoir quatre soucis : son terrain avait coûté 55.000 francs le mètre carré ( parfois on atteignait 80.000 francs le mètre carré, le prix d'une ferme en France ), il fallait donc, par économie, bâtir haut ; son terrain rectangulaire l'amenait à un certain plan ; les ordonnances municipales de New-York l'obligeaient à reculer la façade par gradins successifs avec possibilité d'élever une tour centrale de hauteur illimitée sur une surface égale au maximum du quart de l'étendue du terrain ; les locations se faisant au mois de mai, il fallait, pour gagner de l'argent rapidement, amortir le prix des assurances, des impôts, des intérêts à servir, que l'immeuble fût prêt le ler mai 1931.
Après seize plans d'architectes, un dix-septième schéma fut retenu : 33 magasins de luxe au rez-de-chaussée dans l'espace laissé libre dans les services de l'immeuble, 5 étages s'élevant sur toute la surface du bloc, puis, à partir du sixième étage, des gradins et enfin une tour verticale de 305 mètres de haut ; 86 étages au total, plus un mât métallique de 60 mètres au sommet pour l'amarrage des dirigeables. La destruction de l'ancien immeuble occupant le sol, les fouilles et les fondations eurent lieu de novembre 1929 à mars 1930. L'ossature métallique fut dressée du ler avril au 1er septembre 1930, à raison de quatre étages par semaine ( elle pèse près de huit fois autant que la Tour Eiffel). Le 1er mai 1931, les locataires emménageaient, conformément au plan adopté.
Par quels procédés est-on arrivé à un tel résultat ? A l'édification, quatre personnages collaborent étroitement : le propriétaire, l'architecte, l'entrepreneur général et l'agent immobilier. Les travaux préliminaires demandent d'ordinaire une année. Sur le chantier, un surintendant des travaux dirige, sous le contrôle des quatre collaborateurs. Le schéma de l'organisation du chantier de l'
Empire State Building révèle parfaitement l'importance de l'état-major divisé en cinq sections ( projets de liaison avec l'architecte, production ou liaison avec les fournisseurs, comptabilité, chantier ou liaison avec les ouvriers, inspection ou contrôle de la qualité ) .
Tout gratte-ciel est supporté par une ossature d'acier, faite de poteaux verticaux et de poutres horizontales d' étages. S'il fallait construire des murs à une pareille hauteur, ils devraient être très épais, surtout à la base, et ils mangeraient ainsi la majeure partie de la surface à couvrir. L'acier, matière résistante, souple et facile à assembler, constitue donc le squelette, depuis les fondations jusqu'au mât. Les fondations reposent sur des pieux ancrés dans la
"chair vive du roc" , selon l'expression d'un architecte américain. Elles ont d'ordinaire quatre ou cinq étages. C'est dans les sous-sols que vont se loger les organes essentiels de la maison : dynamos productrices de courant électrique, chauffage central, contrôle des ascenseurs, ateliers, garages.
La charpente est rivetée au fer rouge, amarrée par des câbles souterrains, assujettie par des poutrelles. Cet énorme pylône d'acier s'élève tout vibrant du ballant des étages supérieurs. Il faut même compter avec l'effet du vent qui souffle fréquemment en tornade à New-York.
Les murs, comme dans les cathédrales ogivales du Moyen Âge, sont devenus de simples écrans protecteurs contre le chaud et le froid, le vent et la pluie, le bruit extérieur. Il convient d'autant plus d'isoler chaque étage que le béton et l'acier conduisent bien le son. Briques creuses à plaques de métal, dalles minces de granit ou de marbre, pierres légères des étages inférieurs, pour les murs de "revêtement" ; béton,
marbre terrazolith sur liège amortisseur, pour les minces planchers (soutenus par des poutrelles et un lit de béton) ; cloisons très légères et déplaçables à volonté, tels sont les matériaux ordinaires de remplissage. Le bois est complètement exclu en raison de sa combustibilité. Les cheminées d'évacuation, les canalisations (chauffage) : 80 km. ; téléphone : 500 km. ; électricité : 600 km. ) sont enfermées dans des couloirs de briques. L'ensemble est imperméabilisé et calorifugé. Les terrasses sont l'objet de soins jaloux. Un service permanent d'architecture et d'ingénieurs contrôle le bon état de l'Empire State Building . L'immeuble, haut de 379 mètres, a coûté 35 millions de dollars ( plus d'un milliard de francs de la monnaie de 1939 ). Ses 86 étages abritent dans la journée 18.000 personnes en moyenne. C'est la population de nombre de petites villes de la province française ! La question des ascenseurs a donc une importance exceptionnelle.
Sans ascenseurs, la vie dans le gratte-ciel devient impossible. On l'a vu dernièrement à l'occasion d'une grève des liftiers ( les garçons d'ascenseur ), à New-York. Vers 9 heures et vers 17 heures, moments d'arrivée et de départ des employés dans les bureaux, il s'agit de transporter trois ou quatre mille employés en vingt minutes. Entre 6 heures du matin et 20 heures, plus de 50.000 personnes empruntent les ascenseurs du building.
Le chef du service des ascenseurs se trouve en face d'un problème analogue à celui du chef de l'exploitation de la gare Saint-Lazare qui doit assurer chaque jour l'arrivée et le départ des employés de la banlieue ouest de Paris. Mais le building dispose de voies verticales, au lieu de voies horizontales comme le chemin de fer. Le transport est très rapide, grâce à un système perfectionné. Quarante cages d'ascenseurs, comportant chacune deux cabines indépendantes avec dispositifs de sécurité multiples pour éviter les collisions, desservent les étages. Chaque cabine est divisée en deux compartiments, l'un pour les étages pairs, l' autre pour les étages impairs. Trois sortes d'ascenseurs partent toutes les quinze secondes : omnibus, semi-directs franchissant d'une traite dix étages, express reliant la rue au sommet en moins de deux minutes . Le fonctionnement ( montée, descente, arrêt, ouverture, fermeture des portes ) est automatique, d'où économie de temps et de courant. Certains buildings ont même des files d'ascenseurs fonctionnant sans arrêt , l'une à la montée, l'autre à la descente, avec un mouvement assez lent pour que l'on puisse sans danger y entrer ou en sortir en marche.
Un gratte-ciel ne brûle pas. Ses matériaux sont incombustibles et, d'autre part, un dispositif permet l'inondation automatique des pièces au-dessus d'une certaine température ( dispositif employé sur les paquebots depuis la catastrophe de l'Atlantique ). En plus des commodités que nous connaissons déjà dans la maison contemporaine, il convient de signaler dans l'
Empire State Building les conduites d'air filtré à température (18°) et humidité constantes, l'éclairage à lumière solaire artificielle, les gaines postales amenant automatiquement le courrier soit aux bureaux supérieurs, soit à un office postal au rez-de-chaussée...etc... Un personnel spécial assure chaque jour l'entretien et le nettoyage des quatre mille pièces de l'immeuble.
Il est évident que le gratte-ciel procure un logement de haute qualité et convient parfaitement à la cité moderne. Le confort, la spécialisation du personnel ( comparons l'armée d'employés d'un building à l'unique concierge de nos maisons bourgeoises ), l'hygiène améliorant la vie avec des frais d'aménagement et des frais généraux d'entretien moindres dans les buildings que dans les villes décentralisées, à immeubles particuliers.
De même une ville à gratte-ciel voit sa circulation décongestionnée en même temps que facilitée et réduite. L'économie de temps dans les déplacements donne à chacun de plus longs loisirs. Il n'est pas jusqu'aux affaires qui n'en bénéficient. Il se constitue, en effet, une véritable spécialisation de certains buildings. « L'affaire appelle l'affaire » disent les New-yorkais. Et, au lieu de la rue des Merciers ou de la rue de la Boucherie du Moyen Âge, nous avons, en hauteur, la cage d'ascenseur des Fourreurs ou des Diamanteurs ! Les déplacements commerciaux sont réduits d'autant.
Mais nous n'avons visité avec l'
Empire State Building qu'un immeuble commercial. La maison haute d'Amérique présente cependant toute une gamme d'immeubles, depuis l'hôtel à voyageurs ou celui d'étudiants jusqu'à l'hôtel à appartements meublés, depuis la maison à petits appartements avec "cuisinette", où l'on peut préparer ses repas avec des mets achetés à moitié confectionnés, jusqu'à la maison à appartements de grand luxe. Cette dernière ressemble, d'ailleurs, toujours quelque peu à un hôtel, avec son personnel nombreux, ses restaurants, ses salons de réception et de loisirs communs, ses meubles et ses appareils tout installés pour le locataire.
Beaucoup de gratte-ciels, il faut le dire, ont été abandonnés par les "habitants" et ont été repris par les "travailleurs". On leur reprochait l'inadaptation au climat. Souvent les étages inférieurs sont obscurs. Le chasseur de l'ascenseur demande parfois au visiteur s'il fait beau ou s'il pleut, car pendant tout son service il ne voit aucune lumière du jour. Le gratte-ciel projette son ombre sur tout un quartier que l'on déserte aussitôt. C'est même une nécessité pour le building en construction de monter plus haut que les voisins pour leur ravir air et lumière. Et si l'on réservait de grands espaces autour de chacun des buildings, l'argument d'économie de terrain ne disparaîtrait-il pas ? Le second grief des Américains contre l'habitation dans un gratte-ciel est que la vie collective et impersonnelle qu'on y connaît supprime l'existence familiale et l'originalité individuelle. Aussi, de plus en plus, seuls les étages supérieurs des "skyscrapers" restent des appartements et on loge ordinairement dans les quartiers périphériques de la ville ou mieux dans des maisons individuelles en banlieue. L'Américain est ainsi revenu à la conception anglaise de la "cité" d'affaires opposée au quartier des "cottages" où les travailleurs trouvent, après la vie active, parmi les jardins et les bois, une détente du corps et de l'esprit.
Les avis sont donc partagés sur l'avenir de la maison urbaine. Architectes, urbanistes, philosophes, hommes politiques restent divisés sur ce point. Mais il n'empêche que, si la maison haute est peut-être une "erreur", elle réalise cependant
« la plus grandiose conception humaine pour assurer le maximum de commodités aux habitants des métropoles modernes ».


Extrait d' un ouvrage scolaire de 1937 intitulé

LES MAISONS DES HOMMES

de la hutte au gratte-ciel

par A. DEMANGEON et A. WEILER

Ed. Bourrelier, coll.La joie de connaître




LIENS

*Archives digitales de l'architecture américaine

Photos et cartes postales : le gratte-ciel du XIXè au XXIè siècle... ( Cliquer en haut de page sur le lien 20th Century Architecture Skyscrapers...)

 

 

**Le gratte-ciel en 1957 - 58 Album d'images Nestlé - Kohler

*** SKYSCRAPERS : MIDI-MINUIT Puzzle poétique Seconde Columbus 2000-2001

****Montréal, l'autre ville... Seconde Canada 2001-2002

*****Paul Morand NEW-YORK, Flammarion 1930

La statue de la Liberté vue par Paul Morand

Point Flash sur New-York

*Vers la géométrie colorée du peintre américain Mark ROTHKO Commentaires Seconde Columbus 2000-2001

Du "gratte-ciel" ou skyscraper à la ferme américaine

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LE PETIT JOURNAL Maisons hautes, par Jean Le Fère.. janvier 1905
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