H.D. THOREAU

WALDEN OU LA VIE DANS LES BOIS ( 1854 ) EXTRAITS



"Ma cabane"

près de Concord, Massachusetts,

sur le bord d'un petit étang...


Lorsque pour la première fois je fixai ma demeure dans les bois, c'est-à-dire commençai à y passer mes nuits aussi bien que mes jours, ce qui, par hasard, tomba le jour anniversaire de l'Indépendance, le 4 juillet 1845, ma maison, non terminée pour l'hiver, n'était qu'une simple protection contre la pluie, sans plâtrage ni cheminée, les murs en étant de planches raboteuses, passées au pinceau des intempéries, avec de larges fentes, ce qui la rendait fraîche la nuit.
Les étais verticaux nouvellement taillés, la porte fraîchement rabotée et l'emplacement des fenêtres lui donnaient un air propre et aéré, surtout le matin, alors que la charpente en était saturée de rosée au point de me laisser croire que vers midi, il en exsudrait quelque gomme sucrée. A mon imagination elle conservait au cours de la journée plus ou moins de ce caractère auroral, me rappelant certaine maison sur une montagne, que j'avais visitée l'année précédente. C'était, celle-ci, une case exposée au grand air, non plâtrée, faite pour recevoir un dieu en voyage, et où pouvait une déesse laisser sa robe traîner. Les vents qui passaient au-dessus de mon logis, étaient de ceux qui courent à la cîme des monts, porteurs des accents brisés, ou des parties célestes seulement, de la musique terrestre. Le vent du matin souffle à jamais, le poème de la création est ininterrompu ; mais rares sont les oreilles qui l'entendent. L'Olympe n'est partout que la capsule de la terre.

La seule maison dont j'eusse été auparavant le propriétaire, si j'excepte un bateau, était une tente, dont je me servais à l'occasion lorsque je faisais des excursions en été, et elle est encore roulée dans mon grenier, alors que le bateau, après être passé de main en main, a descendu le cours du temps. Avec cet abri plus résistant autour de moi, j'avais fait quelque progrès, pour ce qui est de se fixer dans le monde. Cette charpente, si légèrement habillée, m'enveloppait comme d'une cristallisation, et réagissait sur le constructeur. C'était suggestif, quelque peu l'esquisse d'un tableau. Je n'avais pas besoin de sortir pour prendre l'air, car l'atmosphère intérieure n'avait rien perdu de sa fraîcheur. C'était moins portes closes que derrière une porte que je me tenais, même par les plus fortes pluies. Le Harivansa dit : " Une demeure sans oiseaux est comme un mets sans assaisonnement." Telle n'était pas ma demeure, car je me trouvai soudain le voisin des oiseaux ; non point pour en avoir emprisonné le moindre, mais pour m'être mis moi-même en cage près d'eux. Ce n'était pas seulement de ceux qui fréquentent d'ordinaire le jardin et le verger que j'étais plus près, mais de ces chanteurs plus sauvages et plus pénétrants de la forêt, qui jamais ne donnent, ou rarement, la sérénade au citadin, - la grivette, la livorne, le scarlatte, le friquet, le whip-pour-will et quantité d'autres.

Je me trouvai installé sur le bord d'un petit étang, à un mille et demi environ au sud du village de Concord et tant soit peu plus haut que lui, au milieu d'un bois spacieux qui s'étendait entre cette bourgade et Lincoln, et à deux milles environ au sud de ce seul champ que nous connaisse la renommée, le champ de bataille de Concord ; mais j'étais si bas dans les bois que la rive opposée, à un demi-mille de là, couverte de bois comme le reste, était mon plus lointain horizon.
(...) Où je vivais était aussi loin que mainte région observée de nuit par les astronomes. Nous avons coutume d'imaginer des lieux rares et délectables en quelque coin reculé et plus céleste du système, derrière la Chaise de Cassiopée, loin du bruit et de l'agitation. Je découvris que ma maison avait bel et bien son emplacement en telle partie retirée, mais à jamais neuve et non profanée, de l'univers. S'il valait la peine de s'établir en ces régions voisines de la Pléiade ou des Hyades, d'Aldébran ou d'Altaïr, alors c'était bien là que j'étais, ou à une égale distance de la vie que j'avais laissée derrière, rapetissé et clignant de l'oeil avec autant d'éclat à mon plus proche voisin, et visible pour lui par les seules nuits sans lune. Telle était cette partie de la création où je m'étais établi :

"There was a sheperd that did live,

And held his thoughts as high

As where the mounts whereon his flocks

Did hourly feed him by."

"Il était une fois un berger

Qui tenait ses pensées aussi hautes

Qu'étaient hauts les monts où ses troupeaux

D'heure en heure allaient le nourrissant."

Que penserions-nous de la vie du berger si ses troupeaux s'éloignaient toujours vers des pâturages plus élevés que ses pensées ? "

Henry David THOREAU, WALDEN OU LA VIE DANS LES BOIS,

coll. L'IMAGINAIRE, éd. GALLIMARD 1922 - rééd. 1994, pp. 84 à 88


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