Fernand Pouillon
Extrait des Pierres sauvages, roman-journal
Seuil
Etre cet importun
égaré dans le vallon, héberlué
tout à coup de voir la pierre arrachée du sol
par cette grande pince qui serre quand le filin se tend.
Comme lui, j'ai observé les hommes du treuil :
attentifs, le regard sur le bloc qui s'élance, se
découpe à contre-jour en arêtes
éblouissantes sur le ciel bleu foncé. Et puis
les trois hommes fourmis là-haut, qui le
tâtent, l'examinent, le manipulent, le tournent avec
précaution et, doucement, avec un petit geste du
doigt, le dirigent sans hâte. Par enchantement, le
bloc vient se poser à la place prévue, le mur
ne paraît pas plus haut pour cela, la pierre a
occupé l'espace discrètement, sans avoir l'air
de rien. "Et
pourquoi colmatez-vous les joints avec cette argile ?... et
pourquoi coulez-vous dans ces entonnoirs l'eau grise avec
cette écuelle ?"...
Tout ce travail est
dérisoire, petite peine de tous les jours. Comme pour
les insectes pitoyables, l'effort inlassable est payant :
"A ce
train-là, dit-on, jamais la fourmi, jamais l'abeille, jamais
le mur." Pourtant
déjà une toise, le mois prochain deux, le
passant reviendra un jour et dira : "Tiens, c'est déjà
fini, ils sont allés bien vite." Il n'aura pas vu le travail dans la boue, les
cailloux, par centaines de mille, taillés
douloureusement des années, la roche qui
résiste aux coups acharnés. Il n'aura pas
pensé à la chaux qui brûle, à la
roue qui écrase, aux cordes qui cassent, à la
chaleur étouffante, au vent de sable qui blesse les
yeux, et qui pousse l'homme en équilibre ; à
la pluie pénétrante, aux mains bleuies et
maladroites, au gel qui détruit le travail de la
veille, à l'erreur humaine qui bâtit pour
démolir, à l'outil oublié qui tombe et
tue.
Un chantier est plus long
qu'une guerre, moins exaltant, où les batailles sont
les dangereuses corvées de tous les jours. Mais la
victoire est certaine.
Fernand Pouillon
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