"Le 16 avril 1973, fut publiée une
déclaration du comité épiscopal
français pour les relations avec le judaïsme,
comité dont j'ai été le
président depuis sa fondation en juin 1969 jusqu'au
début de 1984. Ce texte, sous forme d'Orientations
pastorales a été considéré comme
étant le document catholique jusqu'ici le plus
explicite et le plus courageux.
Le 19 février 1968, le
cardinal Augustin Bea, principal rédacteur du texte
conciliaire sur les juifs, m'avait écrit : "Je pense
qu'il est très utile de préparer une certaine
précision et un prolongement concret de la
déclaration conciliaire Nostra Aetate pour la France
: comme on l'a fait en quelques autres pays." Le travail
pastoral que nous avions à entreprendre à la
suite du Concile ne nous permettait pas d'attendre
jusqu'à ce que Rome publie un texte d'application du
document conciliaire. Nous nous mîmes donc
nous-mêmes au travail en France. La première
mouture de notre texte date du début de 1972 et eut
quatre rédactions. Chaque projet fut
communiqué, pour avis, non seulement au Conseil
permanent de l'épiscopat, mais aussi à
l'évêque qui présidait le
secrétariat épiscopal pour les relations avec
l'islam. Notre troisième rédaction fut
envoyée pour consultation aux principaux
exégètes bibliques français et à
quelques théologiens éminents. Le 17
février 1973, le Conseil permanent de
l'épiscopat français autorisa la publication
du texte. Le 29 mars 1973, ce fut la dernière mise au
point de certains passages. Le rédacteur principal du
texte, qui avait fait directement la plupart des
consultations nécessaires, fut le Père Bernard
Dupuy, dominicain. On ne pouvait donner satisfaction
à tous les souhaits exprimant diverses nuances
théologiques. Notre texte se voulait avant tout
pastoral et pratique.
Il fut publié le Jeudi
Saint 16 avril 1973, en raison de la coïncidence de la
Pâque juive avec la Pâque chrétienne
(Tribune juive du 20 avril 1973 et Documentation catholique
du 1 er mai 1973, No 1631).
Beaucoup avaient
regretté que le texte conciliaire ne fasse pas
mention explicite du repentir de l'Église catholique
pour son anti-judaïsme et pour les actes d'injustice et
d'oppression accomplis par elle vis-à-vis des juifs.
Il a fallu attendre vingt ans pour que ce geste ait lieu,
à l'occasion de la visite du Pape Jean-Paul II
à la synagogue de Rome, le 13 avril 1986.
Le comité
épiscopal pour les relations avec le judaïsme
tenait à réparer cette omission du Concile. Il
voulait d'autre part s'adresser plus largement à
l'opinion publique en France, le document conciliaire
n'ayant pas eu de grande répercussion parmi les
Français. Par notre texte, nous tenions à
évoquer la vocation religieuse permanente du peuple
juif au sein du monde d'aujourd'hui. Cette vocation consiste
à reconnaître la souveraineté de Dieu
sur l'humanité, à sanctifier son Nom et
à louer le Seigneur au nom de toutes les nations de
la terre. Cette mission n'a pas été rendue
caduque par le christianisme.
Il nous semblait important
aussi - et c'était nouveau - d'indiquer la
signification qu'avait pour les juifs leur "retour à
Jérusalem ". Sans donner de précisions
géographiques, le document de l'épiscopat
français reconnaît au peuple juif - en raison
de ses souffrances et persécutions - "les moyens
d'une existence politique parmi les nations ". Et nous
ajoutions : "Ce droit et ces possibilités d'existence
ne peuvent pas davantage être refusés par les
nations à ceux qui, à la suite des conflits
locaux résultant de ce retour, sont actuellement
victimes de graves situations d'injustice".
Suivent ensuite des souhaits
pour plus de compréhension réciproque et
d'estime mutuelle. Enfin viennent des directives pastorales
pour susciter des relations nouvelles entre le peuple de
Dieu du Premier Testament et le nouveau peuple de Dieu
rassemblé par le Christ.
La déclaration du
comité épiscopal français
(Cf. Documentation
catholique, 1er juillet 1973) a
voulu être un texte religieux et pastoral, et non une
prise de position au sujet de l'État d'Israël,
dont il n'a aucunement fait mention. Pour aider les
chrétiens à comprendre le judaïsme tel
qu'il se comprend lui-même, nous avons tenu à
dire ce que signifie et a toujours signifié pour les
juifs "le retour dans leur terre ". Or c'est uniquement ce
passage de notre document qui a été retenu par
certains milieux.
Dès le 20
avril 1973, je recevais à Strasbourg, un
télégramme officiel de Damas, un texte de
trente lignes au nom des chefs des Églises
catholiques orientales (patriarcats grec, syrien,
arménien, maronite), réprouvant
énergiquement le contenu de notre déclaration
et demandant qu'elle soit retirée. Il était
facile de deviner la pression arabe qui pesait sur ces
Églises. Évidemment, un
télégramme analogue fut envoyé
simultanément à Rome.
Le 2 mai 1973, je
reçus une protestation publique, venant de
quarante
jésuites présents au Liban - libanais,
américains, égyptiens, syriens -
protestant contre
nos Orientations
épiscopales. C'est un texte qui est politique mais qui
le cache, disaient-ils.
La presse française de
gauche a, d'une manière assez générale,
fortement critiqué la prise de position du
comité épiscopal. Ces journaux tenaient
à exprimer leur sympathie aux Palestiniens,
"injustement opprimés par les Israéliens".
L'hebdomadaire Témoignage
chrétien trouvait notre
texte inacceptable et capable de susciter un nouveau
déferlement d'antisémitisme. Et je fus
personnellement attaqué avec beaucoup de violence et
de parti pris.
La presse française
publia une "lettre ouverte " aux évêques de
France provenant d'un groupe de chrétiens
séjournant en Algérie, regrettant
profondément le document épiscopal. Parmi les
signataires se trouvaient également des
Alsaciens.
Des réactions positives
se manifestèrent par ailleurs. Le grand rabbin de
France, Jacob Kaplan, dans une déclaration publique
le 16 avril 1973 attribuait au texte épiscopal
"l'insigne mérite de condamner explicitement
l'accusation de déicide portée contre les
juifs " - ce que le texte conciliaire avait omis. Il
relevait aussi avec gratitude que la déclaration
épiscopale française s'est attachée
"à marquer et à approfondir la signification
de la vocation permanente du peuple juif, ce qu'aucun
document officiel catholique n'a fait jusqu'à
présent". En conclusion, il affirmait que "le grand
rabbinat de France est persuadé que ce nouveau regard
amical et fraternel est vraiment de nature à
promouvoir la connaissance et l'estime mutuelles
souhaitées par Vatican II, en vue d'un travail commun
au service de tous les hommes".
Les milieux juifs de Terre
Sainte furent, bien entendu, très heureux de ce
texte. Nous eûmes un message plein de gratitude au nom
du Comité interconfessionnel d'Israël, qui
groupe des chrétiens, des musulmans et des juifs.
André Chouraqui, maire-adjoint de Jérusalem -
dont l'épouse est alsacienne - m'écrivait le
27 avril 1973 : "Je sais la persévérance et le
courage qu'il fallait avoir pour aboutir à ce
résultat et vous savez quelle est ma gratitude envers
vous, vous avez su si bien planter ce jalon sur la longue
route du salut. "
La déclaration
épiscopale française du 16 avril 1973 a voulu
être une interpellation adressée aux
chrétiens, en vue d'établir un dialogue
religieux entre l'Église catholique en France et la
communauté juive française qui est
démographiquement la plus importante d'Europe
après celle de la Russie.
Il faut essayer de mieux nous
comprendre réciproquement, puisque nous sommes
embarqués dans la même Histoire du salut,
même si nous la comprenons différemment. Pour
ouvrir un dialogue vrai avec quelqu'un, il ne faut pas
commencer par lui imposer nos propres schémas de
pensée. Or nos distinctions rationnelles faites entre
sionisme et judaïsme ne correspondent pas à ce
que ressent la sensibilité profonde de la
majorité des juifs. Un fait ne se discute pas. Il se
constate. Et chercher à comprendre comment des hommes
se définissent eux-mêmes n'oblige pas à
nous définir comme eux.
La communauté juive de
France s'est dite heureuse de se sentir comprise dans sa
signification et sa vocation religieuse. Le Grand Rabbin de
France me communiqua le 9 juillet 1973 une première
proposition de travail du Grand Rabbinat de France en vue
d'une meilleure compréhension du christianisme par le
judaïsme. C'était déjà un
résultat religieux non négligeable.
Plusieurs théologiens
eussent souhaité que notre texte comporte un plus
grand nombre de nuances et d'explications
théologiques sur "la vocation permanente du peuple
juif ". Cela eût demandé de trop longs
développements dans un document qui voulait donner
des orientations pratiques. Et il eût fallu faire dans
ce but d'autres études complémentaires
très approfondies. Le comité épiscopal pour les
relations avec le judaïsme s'était
proposé de publier ultérieurement un
commentaire plus développé des Orientations
pastorales. Nous en avions déjà
commencé le travail préparatoire. Les
autorités du Saint-Siège, que nous avions
consultées, nous ont cependant conseillé
d'attendre que s'établisse dans le monde un climat
moins passionnel concernant ces questions et les
problèmes du Moyen-Orient."
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