LE DEVELOPPEMENT D'UN CLIMAT NOUVEAU

par Mgr. Léon-Arthur ELCHINCHER

Extrait de L'AME DE L'ALSACE ET SON AVENIR

Editions La Nuée Bleue, 1992, pp. 164-200


Les orientations épiscopales françaises en 1973


Source : http://judaisme.sdv.fr/histoire/document/jud-chr/elching/livre.htm

avec l'autorisation du Dr Michel ROTHÉ ( http://judaisme.sdv.fr//index2.htm )

Lien vers le site ecclésial "Port Saint-Nicolas" : texte des Orientations 1973 et commentaires



L'attitude des chrétiens à l'égard du Judaïsme

L'attitude des chrétiens à l'égard du Judaïsme (Attitude) a été publiée par la Conférence épiscopale française le 16 avril 1973. Ce sont les Orientations pastorales du Comité épiscopal pour les relations avec le Judaïsme. C'est un texte de réflexion sur la position de l'Eglise face au Peuple juif, dans la continuité de Nostra Aetate ( 1965 ), avec une réflexion sur la permanence du peuple juif, sur le judaïsme tel qu'il se perçoit aujourd'hui et sur la façon dont l'Eglise peut et doit le percevoir, avec des conséquences au niveau de l'enseignement et de la liturgie. Il évoque le lien du peuple juif avec "sa" Terre, de même que le respect et la connaissance mutuelle que doit développer le dialogue.
Synthèse des Orientations pastorales du Comité épiscopal. Trois thèmes sont développés : le peuple juif a une vocation permanente, il est indispensable d'écarter la théologie de la substitution, l'enseignement chrétien doit insister sur la valeur actuelle du judaïsme et la signification profonde de la Loi pour les juifs.


"Le 16 avril 1973, fut publiée une déclaration du comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme, comité dont j'ai été le président depuis sa fondation en juin 1969 jusqu'au début de 1984. Ce texte, sous forme d'Orientations pastorales a été considéré comme étant le document catholique jusqu'ici le plus explicite et le plus courageux.

Le 19 février 1968, le cardinal Augustin Bea, principal rédacteur du texte conciliaire sur les juifs, m'avait écrit : "Je pense qu'il est très utile de préparer une certaine précision et un prolongement concret de la déclaration conciliaire Nostra Aetate pour la France : comme on l'a fait en quelques autres pays." Le travail pastoral que nous avions à entreprendre à la suite du Concile ne nous permettait pas d'attendre jusqu'à ce que Rome publie un texte d'application du document conciliaire. Nous nous mîmes donc nous-mêmes au travail en France. La première mouture de notre texte date du début de 1972 et eut quatre rédactions. Chaque projet fut communiqué, pour avis, non seulement au Conseil permanent de l'épiscopat, mais aussi à l'évêque qui présidait le secrétariat épiscopal pour les relations avec l'islam. Notre troisième rédaction fut envoyée pour consultation aux principaux exégètes bibliques français et à quelques théologiens éminents. Le 17 février 1973, le Conseil permanent de l'épiscopat français autorisa la publication du texte. Le 29 mars 1973, ce fut la dernière mise au point de certains passages. Le rédacteur principal du texte, qui avait fait directement la plupart des consultations nécessaires, fut le Père Bernard Dupuy, dominicain. On ne pouvait donner satisfaction à tous les souhaits exprimant diverses nuances théologiques. Notre texte se voulait avant tout pastoral et pratique.

Il fut publié le Jeudi Saint 16 avril 1973, en raison de la coïncidence de la Pâque juive avec la Pâque chrétienne (Tribune juive du 20 avril 1973 et Documentation catholique du 1 er mai 1973, No 1631).

Beaucoup avaient regretté que le texte conciliaire ne fasse pas mention explicite du repentir de l'Église catholique pour son anti-judaïsme et pour les actes d'injustice et d'oppression accomplis par elle vis-à-vis des juifs. Il a fallu attendre vingt ans pour que ce geste ait lieu, à l'occasion de la visite du Pape Jean-Paul II à la synagogue de Rome, le 13 avril 1986.

Le comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme tenait à réparer cette omission du Concile. Il voulait d'autre part s'adresser plus largement à l'opinion publique en France, le document conciliaire n'ayant pas eu de grande répercussion parmi les Français. Par notre texte, nous tenions à évoquer la vocation religieuse permanente du peuple juif au sein du monde d'aujourd'hui. Cette vocation consiste à reconnaître la souveraineté de Dieu sur l'humanité, à sanctifier son Nom et à louer le Seigneur au nom de toutes les nations de la terre. Cette mission n'a pas été rendue caduque par le christianisme.

Il nous semblait important aussi - et c'était nouveau - d'indiquer la signification qu'avait pour les juifs leur "retour à Jérusalem ". Sans donner de précisions géographiques, le document de l'épiscopat français reconnaît au peuple juif - en raison de ses souffrances et persécutions - "les moyens d'une existence politique parmi les nations ". Et nous ajoutions : "Ce droit et ces possibilités d'existence ne peuvent pas davantage être refusés par les nations à ceux qui, à la suite des conflits locaux résultant de ce retour, sont actuellement victimes de graves situations d'injustice".

Suivent ensuite des souhaits pour plus de compréhension réciproque et d'estime mutuelle. Enfin viennent des directives pastorales pour susciter des relations nouvelles entre le peuple de Dieu du Premier Testament et le nouveau peuple de Dieu rassemblé par le Christ.

La déclaration du comité épiscopal français (Cf. Documentation catholique, 1er juillet 1973) a voulu être un texte religieux et pastoral, et non une prise de position au sujet de l'État d'Israël, dont il n'a aucunement fait mention. Pour aider les chrétiens à comprendre le judaïsme tel qu'il se comprend lui-même, nous avons tenu à dire ce que signifie et a toujours signifié pour les juifs "le retour dans leur terre ". Or c'est uniquement ce passage de notre document qui a été retenu par certains milieux.

Dès le 20 avril 1973, je recevais à Strasbourg, un télégramme officiel de Damas, un texte de trente lignes au nom des chefs des Églises catholiques orientales (patriarcats grec, syrien, arménien, maronite), réprouvant énergiquement le contenu de notre déclaration et demandant qu'elle soit retirée. Il était facile de deviner la pression arabe qui pesait sur ces Églises. Évidemment, un télégramme analogue fut envoyé simultanément à Rome.

Le 2 mai 1973, je reçus une protestation publique, venant de quarante jésuites présents au Liban - libanais, américains, égyptiens, syriens - protestant contre nos Orientations épiscopales. C'est un texte qui est politique mais qui le cache, disaient-ils.

La presse française de gauche a, d'une manière assez générale, fortement critiqué la prise de position du comité épiscopal. Ces journaux tenaient à exprimer leur sympathie aux Palestiniens, "injustement opprimés par les Israéliens". L'hebdomadaire Témoignage chrétien trouvait notre texte inacceptable et capable de susciter un nouveau déferlement d'antisémitisme. Et je fus personnellement attaqué avec beaucoup de violence et de parti pris.

La presse française publia une "lettre ouverte " aux évêques de France provenant d'un groupe de chrétiens séjournant en Algérie, regrettant profondément le document épiscopal. Parmi les signataires se trouvaient également des Alsaciens.

Des réactions positives se manifestèrent par ailleurs. Le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, dans une déclaration publique le 16 avril 1973 attribuait au texte épiscopal "l'insigne mérite de condamner explicitement l'accusation de déicide portée contre les juifs " - ce que le texte conciliaire avait omis. Il relevait aussi avec gratitude que la déclaration épiscopale française s'est attachée "à marquer et à approfondir la signification de la vocation permanente du peuple juif, ce qu'aucun document officiel catholique n'a fait jusqu'à présent". En conclusion, il affirmait que "le grand rabbinat de France est persuadé que ce nouveau regard amical et fraternel est vraiment de nature à promouvoir la connaissance et l'estime mutuelles souhaitées par Vatican II, en vue d'un travail commun au service de tous les hommes".

Les milieux juifs de Terre Sainte furent, bien entendu, très heureux de ce texte. Nous eûmes un message plein de gratitude au nom du Comité interconfessionnel d'Israël, qui groupe des chrétiens, des musulmans et des juifs. André Chouraqui, maire-adjoint de Jérusalem - dont l'épouse est alsacienne - m'écrivait le 27 avril 1973 : "Je sais la persévérance et le courage qu'il fallait avoir pour aboutir à ce résultat et vous savez quelle est ma gratitude envers vous, vous avez su si bien planter ce jalon sur la longue route du salut. "

La déclaration épiscopale française du 16 avril 1973 a voulu être une interpellation adressée aux chrétiens, en vue d'établir un dialogue religieux entre l'Église catholique en France et la communauté juive française qui est démographiquement la plus importante d'Europe après celle de la Russie.

Il faut essayer de mieux nous comprendre réciproquement, puisque nous sommes embarqués dans la même Histoire du salut, même si nous la comprenons différemment. Pour ouvrir un dialogue vrai avec quelqu'un, il ne faut pas commencer par lui imposer nos propres schémas de pensée. Or nos distinctions rationnelles faites entre sionisme et judaïsme ne correspondent pas à ce que ressent la sensibilité profonde de la majorité des juifs. Un fait ne se discute pas. Il se constate. Et chercher à comprendre comment des hommes se définissent eux-mêmes n'oblige pas à nous définir comme eux.

La communauté juive de France s'est dite heureuse de se sentir comprise dans sa signification et sa vocation religieuse. Le Grand Rabbin de France me communiqua le 9 juillet 1973 une première proposition de travail du Grand Rabbinat de France en vue d'une meilleure compréhension du christianisme par le judaïsme. C'était déjà un résultat religieux non négligeable.

Plusieurs théologiens eussent souhaité que notre texte comporte un plus grand nombre de nuances et d'explications théologiques sur "la vocation permanente du peuple juif ". Cela eût demandé de trop longs développements dans un document qui voulait donner des orientations pratiques. Et il eût fallu faire dans ce but d'autres études complémentaires très approfondies. Le comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme s'était proposé de publier ultérieurement un commentaire plus développé des Orientations pastorales. Nous en avions déjà commencé le travail préparatoire. Les autorités du Saint-Siège, que nous avions consultées, nous ont cependant conseillé d'attendre que s'établisse dans le monde un climat moins passionnel concernant ces questions et les problèmes du Moyen-Orient."

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