Première ES2 2001-2002
Groupement de textes L'ILE DES ESCLAVES Texte n°2 ( extrait de la scène 3)
MARIVAUX /
L'Ile des esclaves / Extrait de la scène 3 ( depuis "
Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé" jusqu'à " Oh! Ce sont de pauvres gens pour nous").

Etude thématique d'un PORTRAIT...

Ingrédients pour une introduction :

L'auteur : quelques mots sur sa vie et son oeuvre.

Situation du passage : deuxième volet d'un dyptique consacré au réveil d'Euphrosine.

1er volet : réveil enjoué et glorieux.

2è volet (ici) : les effets déplaisants d'une mauvaise nuit.

Enjeu d'ordre moral ( moeurs sociales ) : condamner à la fois la coquetterie et le protocole mondain.

Enjeu littéraire ( stylistique ) : Marivaux transpose au théâtre une écriture satirique héritée de La Bruyère ( fin 17è siècle, Les Caractères ).

1) UNE "TIRADE DIALOGUEE" :

En conversation avec Trivelin, Cléanthis reformule en les déformant les propos d'Euphrosine. Elle joue le personnage de sa maîtresse, à savoir celui d'une coquette qui, à son réveil, commente avec force soupirs les conséquences désagréables ( pour son visage ) d'une nuit sans sommeil. Ensuite, Euphrosine ( toujours imitée par Cléanthis ) s'applique, dans le cadre d'une conversation mondaine codifiée, à dissimuler à "ses bonnes amies" les traces de cette mauvaise nuit.

Comment se présente l'énoncé de cette "tirade" ? Mélange de discours et de récit.

Discours direct : qui reproduit les paroles de Cléanthis ( "Ah! Qu'on m'apporte un miroir " ) et fragments de récit introduits par les adverbes "cependant" qui rythment l'intervention de Cléanthis. Dans les petits passages narratifs, l'esclave résume les principales circonstances ( "on se mire, on éprouve" ) puis fait revivre la scène au présent de narration, un peu sur le mode d'une voix "off" qui commenterait le spectacle donné par une coquette : "Cependant il vient compagnie, on entre."

Effet obtenu : une parfaite polyphonie : deux voix simultanées dans la bouche de Cléanthis : celle de sa maîtresse affligée de son visage mal reposé et la sienne à la tonalité parodique : "Comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie !"... La distinction entre les deux voix n'est possible que grâce à l'intonation moqueuse et exclamative.. Reprise du vocabulaire de la maîtresse : la force caricaturale repose surtout sur l'intonation.

"On se mire, on éprouve son visage de toutes les façons (...) nous n'aurons que du négligé..." : ici la caricature porte sur un comportement et non plus sur la voix. La polyphonie est remplacée par une distanciation ironique. Le pronom ON implique davantage Cléanthis dans la parodie. L'esclave juge ainsi ( et condamne ) les excès de l'amour-propre chez sa maîtresse : ce pronom "on" traduit le mépris de la servante pour une coquette uniquement préoccupée de sa toilette.

Retour de la polyphonie et de ses effets à la fin de la tirade, quand Cléanthis imite ( seule...) un début de dialogue mondain qui "brille" par sa politesse hypocrite.

 

Enjeu psychologique de cette tirade : contrairement à Arlequin qui refuse de parler en sifflant (acte 1 scène 1 ), la libération de Cléanthis s'accompagne d'une prouesse d'actrice, et son talent d'imitatrice se fait au détriment de sa maîtresse. L'esclave se libère en démontrant son éloquence : dans l'ombre de sa maîtresse à Athènes, la voilà mise au premier plan, grâce à Trivelin qui orchestre cette parodie. Elle s'approprie le langage et les attitudes d'Euphrosine qu'elle observait (et admirait , cf. scène 6 ) en secret.

Ainsi, dans la confrontation maître-valet qui anime toute la pièce, la tirade dialoguée prend un sens particulier : Cléanthis devient l'égale de sa maîtresse par la virtuosité de l'éloquence.

Autres enjeux : la composition de la pièce de théâtre est renouvelée, ici, par une illusion spatio-temporelle, une concentration de l'espace et du temps, qui offre un prolongement de l'exposition, laquelle ne se limite pas à la première scène. : dans le cadre de deux "présents" simultanés, cette tirade montre Euprosine à Athènes, parodiée par Cléanthis sur l'Ile des esclaves... Deux lieux simultanés... C'est un spectacle dans le spectacle. Renouvellement de la technique d'exposition au théâtre.

2) LA DIMENSION SPECTACULAIRE :

Mise en scène annoncée par Cléanthis : " ...vous allez voir"...

Ambiance mondaine d'un salon parisien du XVIIIè siècle : formules de politesse et vocabulaire de la coquetterie ( miroir, visage, négligé, bonnes amies ).

Cléanthis fait vivre ce décor à travers de petites anecdotes où personnages et situations sont évoqués dans un mélange d'ironie et de fantaisie :

" Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour "

"Donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies..."

Angoisses de la maîtresse, obsession de la beauté défraîchie mises en évidence par des propos exagérés : "il y a huit jours que je n'ai pas dormi ; je n'ose pas me montrer ; je fais peur..."

Autre procédé comique utilisé pour ce portrait : rencontre de deux registres de langue. Le langage de la maîtresse est bien imité, mais la langue populaire et son bon sens ( et son sens du concret ) rejaillissent avec la remarque "Non il y a un remède à tout".

Pour compléter le comique de la situation, gestuelle expressive facile à imaginer avec des didascalies implicites : " on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons"...

Scène prise sur le vif : variété des intonations pour mimer les invités, éléments de dramatisation multiples pour capter l'attention : " Cependant il vient compagnie, on entre : que va-t-on penser du visage de Madame ?" Question pour piquer la curiosité du public.

Vivacité de cette scène renforcée par l'usage important de la parataxe : " on éprouve son visage de toutes les façons / rien ne réussit / des yeux bhattus / un teint fatigué/"

Style coupé : progression du portrait par petites touches - et chacune est une petite pointe...

Chaque mot isolé, donc mis en relief par la parataxe , contribue au ton satirique et joyeux de cette scène. ( transposition au théâtre d'un art du portrait satirique inauguré par La Bruyère, dans ses Caractères où domine la parataxe. )... Il s'en dégage une impression de naturel, de spontanéité, alors que ces procédés relèvent d'un travail soigné. Ainsi, Cléanthis semble improviser sur un thème choisi au hasard : le réveil de la coquette... ( jeu commedia dell'arte...)

Comédie dans le comédie : "castigat ridendo mores" ( devise latine )... La réaction d'Euphrosine : "Je ne sais où j'en suis" démontre qu'elle ne supporte pas cette mise en scène publique de ses fautes et elle contribue ainsi au succès de cette comédie qui corrige les moeurs. Le discours de Cléanthis est donc efficace.

Cette efficacité est un des buts de la pièce, en 1725 : il faut troubler les coquettes qui assistent à la représentation.

Marivaux insiste ici sur les pouvoirs du théâtre en faisant de cette comédie dans la comédie une véritable "mise en abyme" de la pièce elle-même. En effet, la tirade de Cléanthis et la réaction de sa maîtresse reflètent à la fois le jeu des acteurs et la réaction du public...


3) LA SATIRE :

La revanche de Cléanthis passe par la dénonciation de la coquetterie et du protocole mondain. Elle-même se définit comme le personnage qui déchiffre ( "cela veut dire...") et qui observe d'un ¦il critique : " j'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'un pouvoir de pénétration..."

Portée morale de la comédie : critique de la coquetterie féminine et du conformisme mondain. Euphrosine doit donner l'image de la femme séduisante, modèle en vogue dans les salons parisiens, et la moindre atteinte à la beauté physique débouche, pour la coquette, sur un psychodrame : " Voilà qui est fini." A travers le jeu de Cléanthis, Marivaux dénonce ce type de beauté artificielle, cette obsession du "paraître" et le jeu hypocrite des mondains dont Euprosine est la prisonnière, esclave des règles, des conventions absurdes de cette société artificielle où fleurissent les poses affectées et le langage précieux...

Critique de l'environnement mondain d'Euphrosine, de ses "bonnes amies", qui, jalouses, seraient fort satisfaites d'un enlaidissement, même momentané, d'Euphrosine. Tyrannie du jugement d'autrui : " que va-t-on penser du visage de Madame ? On croira qu'elle enlaidit..."

Le terme "Madame" est prononcé avec une majesté fausse et ironique... Comédie de la séduction : hypocrisie et rapports de rivalité ici dénoncés par une servante qui, à force de les observer, a mis à jour la fausseté du protocole et des formules de politesse.

Apparences pompeuses et trompeuses de cette société mondaine dont les relations sociales sont d'une extrême pauvreté puisqu'elles tiennent essentiellement au "paraître"...

 

Autre cible de Cléanthis : le comportement dissimulateur d'Euphrosine. qui cache sa mauvaise santé sous l'apparence du "négligé"... Le "négligé" est en fait une ruse mondaine pour plaire davantage. Duplicité du langage, discours à double entente : on exagère la portée d'un mal pour en minimiser les conséquences :

" Il y a huit jours que je n'ai fermé l'¦il; je n'ose pas me montrer, je fais peur"... Et à l'adresse des "Messieurs" : " seul un léger accident de santé amoindrit ma beauté, laquelle sera demain, si vous revenez, plus éclatante que jamais". LA COQUETTE CHERCHE A PLAIRE SANS JAMAIS LE MONTRER ( dilemme qui caractérise toutes les coquettes...)

 

Enfin, sur le plan stylistique : le langage est au centre de la parodie. Le vocabulaire employé par Cléanthis est destiné à ridiculiser l'affectation précieuse d'Euphrosine... Adjectif transformé en substantif ( = noms ) : "nous n'aurons que du négligé".

Personnification concrète chère aux précieux : "Il faut envelopper ce visage-là / Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour"...

Goût ( toujours "précieux" ) pour le langage recherché : "remettez à me voir"... Invention verbale teintée de préciosité.

 


LEXIQUE

PARATAXE : enchaînement de phrases ou de propositions par simple juxtaposition, sans subordination...

PRECIOSITE : phénomène littéraire et social qui naît au XVIIè siècle. Il se développe dans les salons parisiens où se réunissent hommes d'esprit, écrivains, penseurs. On y cultive un langage raffiné, sophistiqué, épuré de toute vulgarité.

Mise en abyme : terme utilisé par André Gide en 1893 pour désigner un procédé artistique ( littéraire, pictural ou cinématographique ) qui consiste à enchâsser un élément dans lequel se réfléchit l'oeuvre entière.

Petit-maître : aristocrate libertin qui multiplie les conquêtes en feignant de ne jamais céder à l'effusion amoureuse.

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